Comment ai-je pu me laisser convaincre, le sourire aux lèvres, au bord d’une grotte perdue dans le fin fond de la forêt équatoriale et à des heures de tout centre de soin digne de ce nom, de manipuler un mamba noir, un des serpents les plus dangereux du monde, dont le venin est mortel en moins d’une heure ? De manière générale, si un jour vous êtes mordu par un mamba noir et que vous n’êtes pas mort au bout de … disons quatre heures maximum, c’est que ce n’était pas un mamba noir. D’ailleurs maintenant je peux vous le dire, ce n’était pas un mamba noir, mais un gonionotophis savorgnani, autrement dit une couleuvre totalement inoffensive d’après Laurent CHIRIO, herpétologue réputé (« Atlas des reptiles du Cameroun »), qui m’accompagnait ce jour-là. Bien sûr il me coûte de mettre à mal l’éphémère notoriété puérile que m’octroyait ce cliché spectaculaire et qui me valut beaucoup plus de succès populaire que mon étude préliminaire à l’introspection transcendantale, mais la rigueur scientifique et une honnêteté intellectuelle bien que tardive me commandent de divulguer cette vérité pédagogique.
Le mamba noir n’est pas noir, mais sa couleur va du jaune-vert-olive au gris métallisé. Il a une longue tête rectangulaire, peut mesurer jusqu’à 4 mètres et sa présence au Gabon est toujours discutée, en tous cas assez rare. Cependant il fait toujours l’objet de bien des fantasmes. Dans l’imaginaire collectif local, en dehors des cobras facilement reconnaissables, il n’y a que 2 sortes de serpents : les mambas noirs et les mambas verts. Le serpent ne mord que s’il est agressé, il est généralement discret et préfère la fuite à tout conflit inutile. Il se nourrit de petits rongeurs, d’oiseaux et d’œufs. Les trois quarts des serpents ne sont pas venimeux et peu sont mortels. Il faut savoir qu’un serpent peut mordre sans injecter de venin, que la quantité de venin injecté est aléatoire, que le venin peut se disperser au travers du vêtement s’il y en a, que la localisation de la morsure (voie sanguine ou masse adipeuse) modifie la diffusion du venin.
Les décès par morsure de serpent sont exceptionnels. Je n’en ai connu qu'un en huit ans de présence à l’hôpital Schweitzer. Les complications locales sont beaucoup plus fréquentes, soit par effet direct de la toxine, soit par des manœuvres intempestives qui aggravent les dégâts locaux. Globalement, sans signe local dans les quatre heures, on peut assurer qu’il n’y a pas eu envenimation et qu’il n’y a aucun risque vital sans signes généraux marqués pendant cette période. Nous disposons à l’hôpital de quelques ampoules de sérum antivenimeux qui coûtent très cher (plus de 120 euros l’ampoule).
Cette petite digression anthropozoologique est le résumé des réponses que je formule aux nombreuses questions que l’on me pose souvent sur les serpents. Ma conclusion n’est pas vraiment rassurante : ce qui tue le plus en Afrique, ce ne sont ni les serpents, ni les bêtes sauvages, ni les moustiques, ni les maladies tropicales, ce sont les dangers de la route. Mais ceci est une autre histoire.
Revenons à cette grotte où je suis apparu.
Depuis de nombreuses années, ma curiosité était attisée par ces montagnes de Fougamou, appellation familière du massif du Koumouna Bouali qui émerge de Fougamou à Yombi, puis de Yombi en direction de Mandji. J’avais tenté à plusieurs reprises avec Manny de trouver une piste me permettant d’escalader cette montagne, mais sans succès. Visiblement les chantiers forestiers n’avaient pu progresser le long de ces pentes abruptes. C’est pourquoi lorsqu’on me contacta pour accompagner une mission naturaliste dans ces montagnes difficiles d’accès, j’acceptai immédiatement. Maël est batrachologue (« Les amphibiens d’Afrique Centrale et d’Angola »), Laurent herpétologue. L'objectif essentiel de cette mission est de déterminer s’il existe des espèces endémiques dans ce milieu préservé et d’en estimer la biodiversité. Après avoir en vain cherché un nouvel accès pour nous approcher au plus près du pied de la montagne, nous nous sommes résolus à nous arrêter au village de Bikourou. Le chef nous reçut dans sa case où s’étalait, à notre grande surprise, sur un mur un immense poster des batraciens du Gabon ! Le destin nous faisait un aimable clin d’œil. Après avoir expliqué notre projet, il mit à notre disposition 2 porteurs qui nous guideraient dans la montagne.
Grâce à eux nous atteindrons le lendemain notre premier refuge : une grotte à flanc de montagne au pied de laquelle coule une petite rivière. Cette grotte sert d’abri aux chasseurs qui mettent leurs pièges dans les environs. Une agréable surprise nous attend : sur le surplomb rocheux de la caverne est exposé un nid de picathartes.
Le picatharte du Cameroun (l’autre étant celui de Guinée) est un très bel oiseau rare, craintif, exigeant dans son habitat, le plus souvent une grotte avec une rivière en contrebas. Effectivement, c’est vérifié. C’est le graal des ornithologues, que beaucoup ne verront jamais. Il est classé vulnérable. Le nid est habité par deux petits qui piaillent de temps à autre. Le picatharte est monogame et le soir venu nous verrons tour à tour le papa et la maman venir nourrir les petits. Pendant de longues minutes, il se tenait à distance, toujours sur la même branche. Une espèce de chuintement sourd trahissait sa présence. Repliés dans un coin de la grotte, nous nous tenions immobiles, figés dans l’attente de son approche. Progressivement, par petits bonds il se posait sur l’immense tronc qui bouchait l’entrée de la grotte. L’œil toujours aux aguets, hésitant, il évaluait les lieux. Nous en profitions pour admirer son remarquable plumage et sa naturelle élégance. Son masque noir et sa nuque rouge, son port de tête altier, sa silhouette élancée contribuent sans doute à sa légende. Enfin, jugeant l’environnement inoffensif, il s’envolait pour s’accrocher sur les bords et souvent pénétrer dans le nid où il nourrissait les petits de boulettes de réjection, d’araignées ou de petites grenouilles. Petit à petit, semblant s’habituer à notre présence, ils vinrent en alternance matin, midi et soir et même à deux reprises, le couple réuni nous rendit visite.
Après avoir cherché en vain une rivière à plus de 500 mètres d’altitude, nous dûmes redescendre vers les 250 mètres et trouvâmes une nouvelle grotte, ou plutôt une espèce de gigantesque menhir dont le rocher supérieur nous offrait un abri suffisant. Quand l’orage gronde dans la montagne, en plein cœur de la saison des pluies, il est rassurant de se sentir confortablement protégé par une immense masse rocheuse. Enfin quand je dis confortablement, nous sommes plus proches des commodités préhistoriques que de roche-beau-bois. On se prend d’ailleurs à espérer des inscriptions ancestrales dans les anfractuosités ou à chercher des morceaux de silex enterrés. Et si la première grotte était occupée occasionnellement par des chasseurs, aucune activité humaine antique ou récente n’est visible dans celle-ci.
En explorant les environs, une nouvelle résurgence de rivière apparaît en petites cascades prolifiques. Cela fait déjà trois ou quatre jours que nous explorons cette montagne, et sa véritable nature se révèle chaque jour davantage : chaotique.
Autant répondre tout de suite à la question que vous vous posez tous (si si). A quoi sert un naturaliste ?
Franchement. A rien.
Pas plus d’ailleurs qu’un médecin qui a l’outrecuidance de penser qu’il va soulager la misère du monde. Car je vous le demande : quel plaisir peut-il y avoir à côtoyer en permanence la maladie et la souffrance. Des pervers, c’est tout. Alors que tout le monde sait qu’un bon rhume ou une mauvaise grippe ne se traitent pas, qu’un bouton d’acné finira toujours par récidiver et que les progrès de la médecine ont tout juste permis au sempiternel animateur des après-midi dominicales d’augmenter les chiffres de son audience postprandiale de quelques téléspectateurs grabataires supplémentaires.
Mon meilleur ami en France est vigneron : voilà un vrai métier qui participe au rayonnement de l’humanité.
Donc un naturaliste ne sert à rien et je le prouve.
Imaginez un instant un jeune homme vigoureux, dans la pleine force de l’âge, passer son samedi soir trempé sous des trombes d’eau, à chercher des grenouilles sous les monstrueux rochers d’une rivière perdue d’une montagne d’Afrique Centrale, alors que comme tout individu normalement constitué il pourrait être tranquillement en train de se trémousser sur le dancefloor d’une boîte de nuit, un verre de caïpirinha à la main, sur le dernier tube de Rihanna ou de Yemi ALADE. Fatalement, je me mets à spéculer sur l’équilibre mental du dit individu. Quand de surcroît, il rejoint la grotte où je méditais extatiquement sur les origines de l’homme à la lueur d’un feu de camp mystique, son faciès esbaudi par un sourire illuminé et les yeux étincelants, je me prépare au pire. « J’ai trouvé une nouvelle espèce ! » déclare-t-il triomphant, « enfin probablement une nouvelle variante de Werneria ». Le voilà qui déballe ensuite son matériel photo sophistiqué et commence à prendre le spécimen sous toutes les coutures en s’extasiant sur les tympans, la longueur des orteils, la forme de la pupille ou le granulé de la peau. J’acquiesce poliment, ne voulant pas contrarier son euphorie. C’est un gentil garçon, et après tout il ne fait de mal à personne et prend même soin de réintroduire le batracien dans son milieu d’origine. Quand enfin la séance de pose s’achève, nous fêtons miss grenouille Koumouna Bouali avec un, peut-être deux, verres de pastis que nous avions pris soin d’emporter pour les grandes occasions.
Mais ce n’est pas fini, car en dehors de Laurent qui joue avec les serpents venimeux comme Claude François avec le fil de son micro (ça ne lui a pas vraiment porté chance), et de Maël qui poursuit son casting amphibien, Fred nous a rejoint (« Les poissons d’eau douce de Guyane »). Je pensais qu’en termes d’énergumène j’avais tout vu, et bien j’avais tort. Ayant pratiqué pendant de nombreuses années la plongée sous-marine en Martinique, je possède quelques notions de matériel subaquatique. A la stupéfaction de nos porteurs Brian et Anicet, qui déjà trouvaient certains blancs parfois originaux, Fred se vêtit de pied en cap d’une combinaison intégrale de plongée, chaussons, gants, cagoule, masque, tuba, et d’un superbe appareil photo protégé par un énorme caisson étanche d’où émergeaient trois volumineux projecteurs identiques à des phares.
Je vivais jusqu’alors serein contemplatif, ténébreux bucolique, sans connaître l’existence des killis. Je vous sens vous trémousser d’impatience (si si). Les killies sont ces petits poissons de rivière, plus ou moins colorés (mâles ou femelles) qui peuplent les cours d’eau de tous les continents. Pour tout renseignement complémentaire, je vous invite à visiter le site du Killi Club de France qui vous en apprendra plus sur l’étude aquariologique des Cyprinodontes Ovipares ou Killies. Vous pourrez vous documenter sur l’ichtyologie des poissons d’eau douce, vous initier à l’élevage et la reproduction, découvrir des fiches techniques, consulter les archives, connaître les dates des prochains congrès, communiquer avec des passionnés qui passent leurs vacances dans les destinations les plus improbables pour trouver de nouveaux killis avec des noms tout aussi imprononçables. Fred donc s’équipe au bord du ruisseau, puis s’allonge doucement dans cinquante centimètres d’eau et poursuit dans son objectif le spécimen mordoré qui aura retenu son attention et qui aura la grâce et l’obligeance de rester immobile quelques secondes le temps de l’immortaliser. Il a également pris soin d’emmener un aquarium où un peu plus tard, il pourra posément prendre quelques clichés des échantillons les plus intéressants qu’il relâchera ensuite dans la rivière.
Des inutiles vous dis-je.
Chercheurs de biodiversité !!!
La biodiversité, c’est bien. Mais ça ne se mange pas. Quoique.
Qu’est-ce que ça peut bien nous faire, la biodiversité !
A l’heure où l’on peut consulter en direct via internet sur son écran LED dans son appartement climatisé les cours du NASDAQ, refaire sur sa PS4 les matchs de la ligue des champions, s’explorer tranquillement les narines, un paquet de chips à la main, tout en suivant d’un œil bovin les récentes péripéties sentimentales, lacrymales ou mammographiques de la dernière starlette boursoufflée à la mode. Franchement.
J’aime la Nature, l’art qu’elle met dans toutes ses formes, dans ses couleurs, dans ses extravagances, dans ses exubérances. Elle ose tout. A force de patience, même si cela doit prendre des millénaires, elle polira cette roche pour en faire une sculpture incomparable, elle élancera ce Moabi jusqu’au-dessus de la canopée, elle darwinisera son Evolution, elle créera des parades nuptiales et des instincts de survie, des symbioses et des parasitismes, des rivières et des montagnes, des monstres et des sirènes. La nature est un musée et une salle de spectacle à ciel ouvert permanents.Et tant que mes yeux pourront voir, je ne me lasserai pas d'aller l'admirer.
Les naturalistes sont des critiques d’art qui m’aident à comprendre la texture du tableau, la nature de la matière, l’origine des comportements, les nuances des couleurs, les raisons de l’inutile, la composition du mouvement, les démarches de la survie.
Les naturalistes sont des lanceurs d’alerte qui utilisent ces témoins de la santé de notre biotope que sont ces poissons minuscules, ces serpents venimeux, ces amphibiens préhistoriques pour nous transmettre des signaux d’impact de l’activité humaine sur l’environnement. On peut toujours poursuivre la politique d’une autruche adepte de la méthode Coué, se dire que tout va bien, qu’à partir du moment où nos déchets ne sont plus visibles c’est qu’ils ont disparu, qu’il faut bien du pétrole pour nos voitures, des routes bitumées pour aller plus vite, des hévéas pour nos pneus, des palmiers à huile pour nos tartines, des barrages hydro-électriques pour nos climatiseurs, des minerais pour nos industries, du cadmium pour nos portables, de l’or pour spéculer, des pesticides pour avoir moins de mildiou, des OGM pour utiliser moins de pesticides. On pourrait vivre dans un monde standardisé, avec des killis dans des aquariums, des oiseaux dans des cages, des jardins botaniques, des animaux exotiques dans des zoos. On pourrait domestiquer la nature pour la rendre conforme.
Je suis un citoyen de l’Etat sauvage.
Le Koumouna Bouali est un massif montagneux chaotique encombré d’éboulis, de résurgences de rivières, d’aplombs rocheux, de constructions intemporelles. Son inaccessibilité a préservé une forêt primaire indomptable dont on imagine la violence originelle. La canopée culmine à plus de 40mètres, les arbres sont gigantesques, les racines plantureuses, et l’absence de sous-bois accroît la visibilité. A plusieurs reprises, je suis parti seul explorer les flancs de la montagne. A 500 mètres d’altitude environ, je me suis accroupi derrière un arbuste. Au bout de quelques minutes, trois céphalophes bleus sont passés à une vingtaine de mètres de moi, cheminant tranquillement, visiblement sans crainte.
Des torquatus (ou bérets rouges) se chamaillent dans les frondaisons. On entend le vol des calaos, froufroutement si caractéristique, avant de les voir. Je suis un naturaliste littéraire, ignorant des terminologies scientifiques, simplement ébahi par le décor des lentes élaborations minérales, par la mise en scène des extravagances végétales, par le jeu des acteurs de la vie animale, par les formidables scénarios de l’impondérable. Je suis resté sur le seuil de la taxonomie, de la phylogénie, de l’orophilie et de l’endémisme. Mais j’ai appris à connaître (un peu) ces petits êtres de la chaîne alimentaire qui nous relie tous.
Mais mon lyrisme a ses limites quand vient l’heure du harcèlement des mélipones (abeilles sans dard), des nuages de moucherons qui s’infiltrent dans les narines, les oreilles, jusque dans les yeux, des piqures très douloureuses des fourmis Tetraponera vivant en symbiose avec le Bartéria (arbre de l’adultère, on y attachait les femmes fautives) ou des fourmis Magnan qui se déplacent en larges colonnes exterminant toute vie sur leur passage ( les pygmées se servent de leurs mâchoires pour suturer les plaies). Vous narrerai-je l’impitoyable et inexorable et lancinant supplice des Culicoides grahamii appelés communément « fourous », diptère hématophage dont la piqure entraîne des démangeaisons pouvant faire vaciller les plus nobles résolutions du plus courtois et du plus stoïque des bouddhistes assermentés.
Alors je me réfugie dans ma grotte, derrière le rideau de fumée du feu de camp.
Maîtrise l’impatience.
Domestique l’ennui.
Explore le vide.
Domine le temps.
Prends ce qu’on te donne.
Cherche ce que tu n’as pas.
Marche vers l’inconnu.
Retrouve ce que tu as perdu.
Ecoute ce que tu n’entends plus.
Regarde ce que tu as perdu de vue.
Je suis seul ce soir avec Anicet. Il a dans l’après-midi confectionné son lit avec 4 morceaux de bois plantés en terre, reliés par des branches qui forment l’armature du sommier, d’autres lamelles habilement taillées composant le matelas. Il me raconte la vie au village, son ancien métier de prospecteur pour une société de recherche sismique pétrolière. Depuis deux ans, à la suite de la crise pétrolière, il n’a plus de travail. Il lui reste la plantation et la chasse. Il vient parfois dans ces montagnes, avec son fusil et ses pièges :
« Après une nuit de chasse, je rentre au village, je fais un peu la plantation ou les affaires du village, la maison, les enfants, et quand le sommeil vient me ténébrer, alors je prends un petit repos »
Les mots naturels sont aussi les plus beaux.